Corps étranger (Christophe Hermans)

par Yannick Hustache (PointCulture)

Corps étrangerLe combat d’Arnaud en lutte avec son propre corps, devenu une montagne de chair pratiquement immobile, implacable révélateur d’une existence à l’arrêt, bloquée dans une impasse qui se nomme nourriture ! Une reconquête de soi qui transite par une indispensable transformation, tout autant sur le plan physique que symbolique, et le passage d’un corps de souffrance à un corps « projets ».

Spa, fin de l’automne/début de l’hiver, deuxième moitié de la décennie 2000. Arnaud, pas loin des 180 kilos pour une taille très moyenne, achève sa toilette matinale. Vu (de dos) par l’entrebâillement de la porte de la salle de bain, son corps est un véritable « monticule adipeux » qui souffle et geint parfois comme un volcan mal éteint. Le cheveu bouclé lui mange une bonne partie du visage, et le volumineux garçon de pas vingt ans de déambuler dans la maison familiale en « s’occupant » comme il peut (TV, jeu vidéo, un peu de musique et des heures au fond de son lit en « tue l’ennui », par défaut…) entre deux moments où l’irrépressible besoin d’engloutir tout « élément nutritif » à sa portée, le reprend. Sans travail après des études post-secondaires rapidement abandonnées, Arnaud « vivote » au sein du logis familial aux côtés d’un père avec lequel il s’entend mal. Une famille, ou plutôt un évènement traumatique survenu en son sein – le décès de sa mère trois ans plus tôt – marque sans doute l’instant « T », où la trajectoire de vie d’Arnaud a épousé une courbe rentrante, pour se perdre dans les replis toujours plus nombreux et denses d’une masse corporelle refuge bientôt condamnée à l’immobilisme. Et à l’exception de quelques furtives escapades dans les proches alentours en compagnie de son chien, la vie sociale d’Arnaud semble se résumer à un face à face tendu et permanent entre le garçon et son père, à de sporadiques visites chez sa grand-mère, et à une certaine résignation quant à son sort « d’ermite dévorant ».

Mais Arnaud a décidé de se ressaisir et choisit la chirurgie (la pose d’un bypass gastrique visant à une réduction de l’estomac) comme tremplin d’une reprise en main qui va non seulement redonner à ce corps la pleine autonomie de ses fonctions motrices essentielles mais être porteur d’un changement radical plus profond. Car au-delà de l’opération chirurgicale proprement dite (à peine esquissée dans le documentaire), c’est résolument à une (re)conquête de son moi social par le jeune homme, à présent mû par une volonté retrouvée et une énergie nouvelle et décuplée que lui confère une rapide et régulière réduction de masse corporelle, à laquelle on assiste ici. Un réapprentissage de l’existence qui passe à la fois par la double épreuve de la confrontation au regard de l’autre et à une parole qui va glisser tout doucement du registre de la souffrance (mettre le « mal » en mots) vers celui d’un discours agissant. Car entre les motivations de départ énoncées au-devant d’un médecin, d’une voix plaintive au jeune homme qui plaisante et s’essaye à l’autodérision dans une salle de sport après avoir transité par des groupes de prise de parole en public (sur le modèle des AA, mais dont les intervenants sont confrontés à des problèmes de surpoids), passe l’écho d’une transformation graduelle, mais radicale et à sens unique qui s’opère sous nos yeux.

Une « métamorphose » consignée avec pudeur par un réalisateur qui s’attache à demeurer à bonne distance de son sujet, ne cédant en rien à l’esthétisme racoleur des images chics et chocs et à l’idéologie de la performance pour la performance (pas la plus petite trace d’un commentaire à la « Arnaud a décidé de perdre 25 kilos en deux mois ! Y arrivera-t-il ? ») de trop de reportages télévisuels d’aujourd’hui. La démarche de Christophe Hermans épouse davantage celle de l’ombre de son sujet, le serrant pas à pas tout en se faisant oublier. A des lieues d’un reportage sur la « fonte des graisses grâce aux avancées de la chirurgie », c’est à la sortie progressive d’une adolescence difficile vers un âge adulte synonyme de projet de vie (le film s’étale sur une demi-année, d’un début d’hiver sombre à la moiteur d’un été ensoleillé). Le Spadois perd peut-être du poids si rapidement que se vêtir redevient un vrai problème quotidien, mais le réalisateur dépasse rapidement ce constat des plus banal pour présenter un garçon habité d’une assurance retrouvée ; plus franc dans ses conversations avec des interlocuteurs qu’il regarde dans le blanc des yeux ; jovial ; et (légèrement) éméché lors d’une fête locale, et s’interrogeant concrètement sur son devenir professionnel. Deux indices corroborent ce changement : une nouvelle coupe de cheveux (une gentille brosse) qui lui ouvre le visage et une participation à un défilé de mode comme mannequin (pour les ronds). Une autonomie nouvelle qui l’encourage à emménager seul et à peut-être s’engager sur la voie d’une carrière militaire… Et c’est presqu’un autre Arnaud, dont le tour de taille stabilisé au niveau de la moyenne anonyme, qui fait ses adieux à un père au bord des larmes. Mais pas d’effusions lacrymales à attendre, la camera demeurera discrète et secrète jusqu’au bout. Avant de se retirer.

Elle, ce corps étranger …

Ce documentaire est disponible chez PointCulture

Les seins aussi ont commencé petits (Marie Mandy)

par Yannick Hustache (PointCulture)

aussi ont commencé petitsLa puberté, ses bouleversements physiologiques et psychiques profonds, et les questions qu’ils suscitent abordés de façon ludique, le plus souvent par dialogues filles/garçons croisés. Frais !

Ils ont une quinzaine d’années, ne sont plus vraiment des enfants mais pas encore des adultes, et leurs corps, en transformation accélérée leur posent 1001 énigmes, et les confrontent aux flux indomptés du désir (sexuel) naissant. Mais à contrario d’un paquet de documentaires s’arrêtant aux aspects purement dramatiques et/ou pathologiques de cette « crise de l’adolescence» (s’il y a lieu de parler de crise), la réalisatrice belge préfère adopter un dispositif « léger » voire guilleret dans le ton, mais sans éluder aucun des questionnements qui jamais ne reçoivent de réponses standards ou définitives. Des filles qui causent entre-elles ou discutent à bâtons rompus avec les garçons, avec ou sans la présence de profs ou d’éducateurs (mais « of course » devant la caméra). Approche similaire pour les garçons, mais les 30 petites minutes de ce reportage sont découpées (et égayées) de séquences où ces mêmes ados se moquent gentiment d’eux-mêmes (« avec ces boutons, je sui dé-fi-gu-rée ! ») ou poussent la chansonnette avec la même pointe de dérision pas tout à fait innocente. De même, Marie Mandy trouve un subterfuge de départ, simple mais malin, qui fait quelque peu sortir le classique échange de points de vue filles/garçons de ses clichés les plus attendus : les ados reçoivent une représentation scientifique dessinée (schéma de coupe le plus souvent) en grandeur nature du sexe « d’en face », et à ceux-ci de livrer leurs impressions, interrogations et ressenti, ou d’afficher parfois une relative gêne. On n’apprend rien de vraiment neuf si ce n’est que le dépassement des représentations sociales collectives (« les filles sont plus sensibles », « les garçons ne pensent qu’au sexe », ce genre) de l’autre sexe est un « effort symbolique » à ré-entreprendre à chaque génération, et que les garde-fous moraux (religion, regard de l’autre) n’offrent finalement que des sécurités toute relatives à des trajectoires personnelles encore au stade de la page (?) blanche. A l’opposé, le film rappelle qu’un discours à l’écoute, dédramatisant et scientifiquement fondé est encore le meilleur moyen de démonter et dédramatiser quelques clichés qui ont la vie dure dans certaines couches de la société (non le tampon n’est d’aucun danger pour la virginité de celles qui le portent !).

Mais davantage, la réalisatrice capture quelques beaux moments (au hammam, en vacances) où les filles parlent de leur corps et de leurs règles « à découvert » mais pas sans pudeur, tandis que les garçons confient leur embarras face aux imprévus d’une érection quelque peu intempestive ou leur appréhension de la « première fois ».

Ce documentaire est disponible chez PointCulture